De l'humain, dirait Estsanatlehi!

Le hasard veut que cette photo prise avant notre promenade en hélicoptère comporte un clin d'oeil aux associations et à la société qui nous permettent au jour le jour de dépasser les handicaps d'Enguerran. C'est donc tout naturellement qu'elle a sa place alors que je m'apprête à faire un premier bilan humain de cette folle et géniale expérience.

 

Après de nombreuses hésitations, nous allons entamer ce texte par une anecdote vécue à MOAB à la sortie du Mc Do. Enguerran suscite de nombreuses sympathies, et aux U.S.A., il n'a pas été rare de voir des gens s'approcher qui avec un sourire, une main sur le front "bless him", un air doux "I'll pray for him". Aussi c'est avec le sourire qu'à la descente de nos Harley nous avons vu une femme nous approcher. Mais c'est à nous qu'elle s'est adressé:

"Mais c'est extraordinaire ce que vous faites! La femme de mon frère a une trachéotomie, ils étaient tous les deux motards et ils ont tout arrêté quand on la lui a placée, je ne savais pas qu'on pouvait faire de la moto avec ça!". Elle était visiblement émue parce que d'un seul coup... Il y avait de l'espoir.

D'emblée, OUI, il y a de l'espoir pour les personnes qui ont une trachéotomie et qui ont abandonné nombre d'activités.

 

Dépasser le regard de l'autre.

 

Disons-le telles que sont les choses. Enguerran a mis du temps à accepter de se regarder dans un miroir. L'image est sans aucun doute traumatisante, et le fait de s'accepter tel que l'on devient ne va pas de soi. Nous sommes mal placés, adultes de son entourage pour en parler avec certitude mais au regard de notre expérience, il a du mener un douloureux combat qui n'est pas terminé, et nous y reviendrons sans doute dans la conclusion. Nous en avons déjà parlé et ce que nous avons fait n'a pas valeur de vérité: le fait de nous faire tatouer, Fabienne et moi, une trachéotomie a fait naître de grands sourires et a été un facteur parmi d'autres qui lui ont permis d'avancer, de répondre avec courage aux regards des personnes croisées dans la rue. Aujourd'hui Enguerran a intégré sa trachéotomie et supporte, voire soutient, les regards insistants et invasifs qu'il peut croiser. C'est un premier pas pour éviter l'enfermement.

 

Eviter l'enfermement.

 

Vous l'avez peut-être vécu, et c'est la première image qui m'est venue à l'esprit: vous êtes jeune, en bonne santé, vous faites la fête avec les amis. Vous devenez père ou mère. Et d'un seul coup, tout semble moins facile, et malgré l'amitié, vous prenez un peu de retrait par rapport à votre groupe car vous ne pouvez ou ne voulez plus suivre leur rythme. Votre famille devient peu à peu votre rythme de vie, et vous voyez s'éloigner les soirées prolongées à refaire le monde, à boire, à rêver... C'est un peu l'expérience que nous avons failli vivre. Au nom d'Enguerran, pour éviter qu'il ne se fatigue, pour ne pas lui faire subir le regard de l'autre, pour ne pas dépasser ses limites... Et il faut le reconnaître, parce que nous aussi nous avons souffert pour Enguerran et sommes passés par des phases proches de la dépression. (Un peu d'humour ne faisant pas de mal, je m'adresse exclusivement aux hommes qui ont vécu la souffrance des accouchements de leur femme, qui ont souffert par compassion sans pouvoir trouver de légitimité à cette douleur.) Aussi il était facile de rester à la maison avec des activités sédentaires. Consoles vidéo, jeux, télévision, DVD... Le hasard a voulu qu'avant la trachéotomie d'Enguerran, Fabienne et moi avions l'habitude de faire des sorties avec un groupe de bikers, les "Hiram's Riders". Après la trachéotomie, la question s'est posée de savoir si nous abandonnions ces sorties, revendions nos Harley... Nous en avons discuté avec Enguerran... et nous avons simplement acheté une autre Harley, plus volumineuse, mieux adaptée à nos besoins. Et nous avons poursuivi l'aventure.... Jusqu'à ce voyage.

 

S'intégrer à un groupe.

 

Se promener avec des amis qui pensent plus à se perdre, à boire un café, faire le plein (jamais en même temps, ce serait trop facile) et choisir le bon plat sur le menu plutôt que d'avaler de force les kms n'a pas semblé être insurmontable. C'est donc avec confiance que nous avons entamé le voyage, sans trop nous poser de questions.

Il me semble à cet instant bienvenu de remercier Pierre, notre guide, ainsi que tous les membres du groupe de West Forever: être handicapé, dans le cadre d'un voyage organisé ne confère aucun droit. Voire même, pour rester dans la sphère conviviale du groupe, nécessite des efforts -consentis, entendons-nous bien - d'intégration. Nous n'étions pas prêts. Nous avions minimisé la logistique quotidienne de préparation pour ne pas pénaliser le groupe. (Surtout le matin, pour tout ranger et préparer le nécessaire pour l'étape) Nous reviendrons de manière plus détaillée sur ces fameuses "fiches réflexe" dans un article ultérieur. Aussi, les premiers soirs, nous avons eu un peu tendance à éparpiller au petit bonheur la chance les affaires sorties des valises. Au fur et à mesure, nous avons trouvé un mode de classement, d'empilement qui nous a permis d'être prêts plus rapidement chaque matin. En échange, pour nous permettre d'installer Enguerran, Pierre a fait ses briefings près de notre moto.

Soyons clairs: quand nous parlons de temps pour installer Enguerran, nous parlons de 5 à 10 minutes. Celles-là même qui paraissent une éternité tant pour ceux qui accélèrent la mise en place que pour les spectateurs qui attendent que tout le monde soit prêt. Le plus simple est de parler avec l'organisateur du groupe, et voir avec lui comment réduire ces petits temps; Préparation et automatismes pour la préparation d'Enguerran, briefings à portée de notre Harley pour le guide... et le temps a été ramené à une durée proche de zéro.

Nous en revenons un peu à "dépasser le regard de l'autre". Les gens que nous avons rencontré lors de ce voyage ont été bienveillants à notre égard. Quelques sourires, de discrets remerciements, de la camaraderie ont permis à notre famille de s'intégrer dans notre groupe de bikers. Oui, nous avons quelques particularités dans notre manière d'être, dans nos actes et notre timing, mais à nous d'aplanir ces petites différences pour vivre de la manière la plus normale qui soit.

 

En conclusion... provisoire.

 

Gagner ce voyage a été providentiel. Nous ne reviendrons pas sur tout ce que nous vous devons à divers titres, mais cet élan, ces soutiens ont été déterminants pour surmonter toutes les épreuves qui se dressaient entre nous et ce ride unique et exceptionnel. Yes we can! et nous espérons que des parents, des porteurs de trachéotomie qui avaient abandonné tout espoir d'enfourcher une moto trouveront dans ces quelques lignes, ces quelques photos, de bonnes raisons de se poser des questions. Nous sommes bien évidemment prêts à répondre à toutes les questions qui n'ont pas trouvé de réponse sur ce site.

Il faut se résoudre à cette triste mais raisonnable évidence: nous sommes souvent nos pires freins à notre émancipation, notre liberté. S'engager sur cette voie nous a permis de dépasser l'image que nous avions du handicap de notre fils, notre désir un peu "planplan" de le protéger "pour SON bien".

Enguerran a joué le jeu avec courage, allant puiser dans ses réserves. Alors bien sûr pour lui le bilan est plus mitigé. Il garde le souvenir du sable dans les yeux, de la fatigue, du plaisir un peu débile de ses parents se pâmant devant de gros cailloux... alors qu'il y avait tant de Mc Do qu'on a pas visité, des chats avec lesquels il aurait passé plus de temps, des billets de un dollar voire plus qu'il n'a pas eu le temps de prendre en photo... Mais j'ose croire que nous lui préparons un avenir: plus tard, avec ses souvenirs et les nôtres, il pourra dire "ça je l'ai fait". Sortir de la litanie des douleurs, des doutes, des souffrances, des hospitalisations et parler voyages, rides en moto... Une vie sociale "normale" somme toute. Replacer le handicap pour ce qu'il est: une déficience qui dans son cas peut être contrée par des machines, et non le pilier central d'une vie. S'évader, c'est lui offrir un passé riche pour un avenir équilibré.

Et il en a besoin.

Il y a quelques jours, un peu bougon, il disait: "la trachéo c'est un boulet et ma vie elle est nulle". Nous pensions entendre ce genre de phrases à l'adolescence. C'était sans compter sur sa maturité, et le regard qu'il porte sur ce qu'il vit. Alors oui, sans doute est-il en droit de porter ce regard, c'est le sien. A nous par contre de continuer à lui apporter d'autres images que celles de son handicap, à lui inventer d'autres routes que celles qui conduisent du canapé à l'hôpital. Enguerran a à de nombreuses reprises fait preuve de sa force de caractère, c'est un battant. A nous de lui montrer que son combat n'est pas vain, et que le fait de s'ouvrir au monde est source d'enrichissement et de plaisirs que son handicap ne saurait gâcher.

 

Le voyage continue!

 

 

PS: pour ceux qui n'ont pas encore regardé sur wikipédia, Estsanatlehi est la créatrice des humains pour les navajos. Vieille en hiver, elle retrouve sa jeunesse au printemps.

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Commentaires: 5
  • #1

    bonnet (jeudi, 19 mai 2016 17:07)

    Quelle belle famille de trois courageux voyageurs ! Tu nous raconteras, n'est-ce pas, Enguerran.... Prochain voyage ?....
    Nice.... nous comptons sur vous.....Affectueux baisers.

  • #2

    Hub (jeudi, 19 mai 2016 19:39)

    Magnifique ! Merci !!! Et bravo à vous trois !!!

  • #3

    Yolande (vendredi, 20 mai 2016 00:05)

    Que d'aventures et d'expériences. Pressée de vous voir ! À bientôt.

  • #4

    bonnet (samedi, 21 mai 2016 12:51)

    un petit message.... le jardin commence à fleurir, il sera beau quand vous viendrez tous les trois.... N'oubliez pas....
    Nice début juillet ! Tous nos baisers.

  • #5

    Christophe (samedi, 21 mai 2016 15:32)

    Belles leçons de courage, d'humanité et d'amour.
    Bises.

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